La méthode

Meta projet

L'approche systémique et complexe dans la gestion de projet

 

« En réalité, il n’y a pas de phénomènes simples ; le phénomène est un tissu de relations. Il n’y a pas de nature simple, de substance simple (…), il n’y a pas d’idée simple, parce qu’une idée simple… doit être insérée, pour être comprise, dans un système complexe de pensée et d’expérience (…). »
Gaston Bachelard, « Le nouvel esprit scientifique ».

« Au premier abord, la complexité est un tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l’un et du multiple.
Au second abord, la complexité est effectivement le tissu d’évènements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent notre monde phénoménal.
Mais, alors, la complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis, de l’inextricable, du désordre, de l’ambiguïté, de l’incertitude… »
Edgar Morin, « Introduction à la pensée complexe ».

 

Quelques principes et approches

 

Rasoir d’Ockham :

On appelle « rasoir d’Ockham » le principe de parcimonie (ou de choix d'économie, de simplicité) qui se déduit de l’œuvre du frère franciscain philosophe anglais Guillaume d’Ockham (XIVᵉ siècle) :

« Il est vain de faire par plusieurs choses ce que l’on peut faire par moins. » Commentaire sur les Sentences (1319).

« On ne doit pas postuler des causes ni multiplier les explications au-delà de ce qui est nécessaire pour rendre compte des phénomènes. » Somme de logique (1323)

Souvent retraduit par :

« Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? » Attention, compliqué est très différent de complexe, nous y reviendrons.

« Si plusieurs hypothèses peuvent expliquer un phénomène, l’hypothèse la plus simple est la plus vraisemblable. »

« Le rasoir d'Ockham est "la maxime méthodologique suprême lorsqu'on philosophe". » Bertrand Russell, Sur la nature de l’accointance, 1914.

« On devrait tout rendre aussi simple que possible, mais pas plus. » Albert Einstein

 

Le rasoir d'Ockham permet ainsi d'établir quelle conjecture doit être priorisée, à savoir celle qui est la plus simple.

Toutefois, il ne considère ni la simplicité ni l'économie comme des critères déterminants de la vérité.

Le rasoir d'Ockham n'est pas une règle de simplicité, mais une règle pour faire des choix.

 

Comparatif entre différents modèles :

.« Nous ne raisonnons que sur des modèles. » Paul Valéry

Modèle Analytique Systémique Complexe
Principe
fondateur
Compréhension
exhaustive
Compréhension globale

Conjonction des contraires
Processus récursifs
L'UN et le TOUT

Métier Ingénieur Architecte Stratège
Champ
d'action
Sous-système
homogène
Système hétérogène intégré
Objet dissocié du sujet
et de l'environnement
Eco-système
Objet, sujet et environnement
considérés comme un tout
Briques
de base
Briques "métiers"

Modules, stabilité
et interfaces

Auto-régulation
Inter-action

Mise en
oeuvre

Assemblage
Causalité

Intégration
Optimisation
Contrôle
Pilotage téléologique
Heuristique
Mode de
spécification
Cahier des charges Vue architecturale
Principalement déterminisme
Emergence
Indéterminisme
Mode de
travail
Travail individuel ou
en petit groupe et
en général localisé
Processus stables définis,
collaboratifs et globaux
Auto-régulation
Inter-dépendance

 

Le paradigme de simplicité

 

Avant de nous pencher sur le paradigme de la complexité, il convient de clarifier les principes fondamentaux du paradigme de simplification.

Les règles de la méthode de René Descartes « diviser les difficultés pour les mieux résoudre », sur lesquelles, hélas, nous nous appuyons que trop, même si elles sont très souvent suffisantes à la recherche de vérités simples, sont les suivantes :

  1. La règle d'évidence : ne recevoir aucune chose pour vraie que je la connaisse évidemment être telle.
  2. La règle d'analyse : diviser chaque difficulté que j'examinerai en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
  3. La règle de l'ordre : conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître pour montrer progressivement, comme par degrés, jusqu'à la connaissance des plus composées.
  4. La règle du dénombrement : faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

Ces règles de disjonction et de réduction constituent un paradigme de simplification.

 

Le paradigme de complexité

 

Alors que le paradigme de complexité repose sur les trois règles de :

Distinction
Conjonction
Implication

Ses maitres-mots sont relation, représentation et (auto-)organisation.
Ses préfixes associés sont : éco, auto et méta.

 

Le passage au paradigme complexe est parfois difficile pour un Français élevé dans le paradigme de René Descartes. La domination prolongée de l'école cartésienne a entraîné l'absence d'apprentissage de cette gymnastique intellectuelle pour s'adapter à une situation complexe chez les élèves.

Il n'est donc guère surprenant que la majorité des individus, ayant été formés par notre système éducatif, y compris dans les grandes écoles, fondé principalement sur des modèles analytiques, appliquent aux problèmes complexes des modèles fermés et déterministes, qui sont davantage appropriés aux problèmes compliqués qu'aux véritables problématiques complexes. La pensée complexe est néanmoins essentielle si vous voulez manipuler de la matière complexe, comme dans le cadre d'un projet de grande envergure.

 

Le principe de simplicité impose de séparer et de disjoindre
tandis que le principe de complexité implique de relier en distinguant.

La simplification d'éléments complexes, en perdant des informationsentraîne une augmentation de la complexité apparente. Cela a également tendance à fermer le modèle de représentation.

Il convient également de ne pas confondre la simplicité avec le simplisme.

 

La pensée complexe

 

« La complexité comporte la reconnaissance d'un principe d'incomplétude et d'incertitude. ».
Extrait de l'avant-propos rédigé par Edgar Morin de « Introduction à la pensée complexe » (1990)

 

La complexité est, il faut la faire exister (sortir de soi).

Les objets ou les événements perçus ne sont pas complexes « en eux-mêmes », ils sont ce qu'ils sont, ni simples, ni compliqués, ni complexes.
Nous les qualifions de complexes quand nous ne les comprenons pas bien.
La complication est le refus de faire face à la réalité qui est elle.
Attention à l'illusion de la recherche du simple. L'illusion est différente de l’imagination (la création, la structuration).

Là où il y a source d'incertitude, d’ambiguïté, de contradiction, de paradoxe : 

Il y a de la complexité.
C’est là qu'il faut creuser (faire des représentations).

La représentation du complexe doit se faire :

Par distinction et non pas par disjonction. La clarté ne vient pas de la disjonction, mais de la distinction. (Anti-Descartes)
Par conjonction et implication et non pas par réduction.

La pensée complexe est autant un art d’exécution que de décision.

Le mot stratégie s’oppose à celui de programme (limité par la prédétermination de ses opérations).
La représentation complexe est pragmatique (tournée vers l’action).

La recherche de la complétude n’est pas nécessaire, ni même souhaitable.

 

« L’erreur à éviter est de considérer que certaines choses sont complexes et d’autres pas. Tout dépend du regard que l’on pose sur les choses, de l’intention avec laquelle on les observe.

La distinction compliqué/complexe ne distingue pas de catégories d'objets, mais distingue notre façon de nous les représenter !

À titre d’illustration : un œuf sera éventuellement un peu compliqué s’il s’agit de préparer son œuf à la coque du matin, mais il sera infiniment complexe pour le biologiste qui veut pénétrer les mystères profonds du vivant.
L’idée de complexité inclut par définition l’observateur dans le réel observé. »
Dominique Genelot, Une vision constructiviste du concept de complexité, 2023.

Il y a plusieurs façons de parler de complication.

I : On parle souvent de système compliqué quand il a beaucoup de composants et que les experts connaissent leurs interactions.
II : Ou bien, que le système est devenu plus compliqué qu'il ne devrait l'être, c'est-à-dire qu'il peut être simplifié.
III : Une autre manière d'évoquer des problèmes ou des situations compliquées réside dans le sentiment que nous ne sommes plus en mesure de saisir ce qui se déroule. Dans cette situation, l'observateur joue un rôle dans la complication.

Dans les deux premiers cas, nous sommes en présence d'un modèle systémique. Dans le troisième scénario, il se peut que l'observateur ne possède pas les compétences requises pour appréhender le système, ou bien que nous soyons face à une problématique complexe qui requiert un modèle de compréhension complexe et non systémique.

  

© Illustration Rodolphe Krawczyk

La complication est souvent un refus de faire face à la complexité de la réalité, en lui substituant un modèle simple très (trop) détaillé (quantité vs qualité), qui dans l'esprit de son auteur est, au contraire, une tentative d'être au plus proche de la réalité.

La forme la plus fréquente de complication se manifeste souvent dans le travail d'individus animés d'une grande bonne volonté, mais dotés d'une approche très analytique, souhaitant expliciter chaque aspect de manière extrêmement détaillée. Le résultat de leur travail est fréquemment inexploitable ou très difficile à maintenir dans le temps. Pire encore, il arrive parfois qu'en s'attardant sur les détails, elles omettent un élément essentiel.

 

Typologie de projet

 

La reconnaissance et la classification d'un projet comme simple, systémique, complexe ou chaotique s'avèrent être une tâche relativement ardue.

 Typologie de projet

  • Dans la majorité des situations, les projets sont simples et peuvent être représentés par une approche analytique.
  • Les gros projets sont généralement des projets qui nécessitent une technique très avancée, parfois qualifiés de compliqués, mais je préfère le terme de système, et qui peuvent être représentés par une approche systémique.
  • De manière générale, les grands projets sont de gros projets qui requièrent un environnement d'exécution (le périjet) avec de multiples interactions et incertitudes. De nombreux grands projets nécessitent une approche complexe en raison du niveau très élevé d'interaction et d'incertitude. Dans ces cas nous parlons plutôt de projets complexes.
  • Un projet chaotique est un projet dont il est impossible de représenter le périjet et, dans certains cas, l'objet lui-même. Peut-on encore appeler ça un projet ? J'en doute.

 

Paradoxes

 

D'un point de vue étymologique, le paradoxe se définit comme ce qui s'oppose (para, en grec) à l'opinion généralement acceptée (doxa).

L'un des problèmes que nous rencontrons avec la complexité est qu'elle se présente parfois sous la forme d'un paradoxe. Face à cette situation, nous nous retrouvons donc perdus et ne pouvons donc pas prendre de décision et donc pas avancer. Fréquemment, poser seulement le problème de manière différente permet de sortir de cette apparence d'impasse. Cependant, cela nécessite une approche différente et parfois avec des niveaux d'abstraction différents. Considérons, à titre d'illustration, le célèbre paradoxe du menteur.

La plus ancienne représentation du paradoxe du menteur, connue aujourd'hui, est celle d'Épiménide de Crète et date du VIIᵉ siècle avant notre ère. Elle se formule, dans un poème auquel il fait dire au Crétois Minos : « Crétois, toujours menteurs », puisque Zeus était considéré comme mort en Crète et qu'on lui avait même construit une tombe. Ce qui s'est transformé au fil du temps par :

« Épiménide le Crétois affirme que tous les Crétois sont des menteurs. »

Le principe de non-contradiction semble être violé par cette phrase, les deux alternatives suivantes sont insensées :

    • Si Épiménide affirme la vérité, il ment (puisqu'il est un Crétois) ;
    • Si Épiménide ment, les Crétois ne mentent pas, alors ils disent la vérité, y compris Épiménide.

Même Aristote s'est cassé les dents sur ce paradoxe en s'échappant en disant qu'on peut généralement mentir tout en affirmant la vérité sur un point spécifique. Le contenu de la vérité n'est plus alors absolu, mais relatif à un contenu spécifique. Cependant, cela modifie le problème plutôt que de le résoudre.

En essayant de résoudre ce paradoxe au même niveau d'abstraction, comme l'a fait Aristote, nous n'arrivons qu'à mettre en évidence, au mieux, que la négation de « Tous les Crétois sont des menteurs » n’est pas : « Tous les Crétois disent la vérité », mais : « Il existe au moins un Crétois qui dit la vérité » ou « Il existe au moins un Crétois qui dit parfois la vérité ». Par conséquent, il y a sûrement un ou plusieurs menteurs crétois, mais il est indubitable que l'un d'eux pourrait être Épiménide. Ainsi, le problème n'est pas résolu.

Derrière une apparence enfantine, le paradoxe sémantique du menteur présente indéniablement l'avantage de souligner, à travers la possibilité de l'autoréférence, l'une des caractéristiques fondamentales des langues naturelles et de leurs différents niveaux de lecture.

Il faut donc essayer d'analyser ce paradoxe avec un autre niveau de lecture, de méta-langage. Ce paradoxe cesse d'être lorsqu'il est analysé à différents méta-niveaux.

  

« Tous les Crétois sont menteurs » est une méta-proposition qui porte sur la véracité des propos des Crétois. Épiménide, comme Crétois, est un menteur (homme qui dit la négation d'une proposition vraie), mais Épiménide n'a jamais dit que les Crétois étaient des méta-menteurs : hommes qui méta-disent (disent un méta-énoncé) la négation d'une méta-proposition vraie ; bien qu'Épiménide soit un Crétois, il n'y a aucune raison de douter de sa parole, ce qu'il a méta-dit peut tout à fait être considéré comme vrai.

 

Pour certaines personnes, cette analyse à un niveau méta différent n'est pas jugée acceptable et elles préfèrent considérer ce type de paradoxe comme une contradiction intrinsèque et le qualifier de paradoxe falsidique. L'argument sous-jacent est que ce n'est pas parce qu'on peut énoncer une phrase qu'elle a nécessairement un sens. Effectivement, jusqu'à ce qu'un sens soit trouvé... à un autre niveau d'analyse. Je pense qu'ils choisissent d'éviter le problème au lieu de s'efforcer de le résoudre.

« L'idée du cercle n'est pas un objet ayant un centre et une périphérie comme le cercle, et pareillement l'idée d'un corps n'est pas ce corps même. Étant quelque chose de distinct de ce dont elle est l'idée, elle sera donc aussi en elle-même quelque chose de connaissable, c'est-à-dire que l'idée, en tant qu'elle a une essence objective et, à son tour, cette autre essence objective, considérée en elle-même, sera quelque chose de réel et de connaissable, et ainsi indéfiniment. » Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement

 

Les méta-connaissances sont indispensables à l'homme pour exprimer des concepts, élaborer des stratégies ; il est fondamental d'introduire au moins un niveau de méta à tout système qui doit effectuer des actions dites intelligentes. Les méta-connaissances sont des connaissances d'un niveau d'abstraction plus élevé ; il est donc possible de définir des méta-méta-connaissances et ainsi de suite. Pratiquement, un niveau méta-méta est suffisant dans la plupart des descriptions de savoirs.

Je vous invite à parcourir le dictionnaire méta afin que vous vous familiarisiez avec le concept méta.

 

Penser un projet de façon complexe

 

Ces quelques réflexions n'ont pas la prétention de révolutionner quoi que ce soit dans le domaine, mais tout au plus d'attirer l'attention sur ce que je considère comme des fondamentaux, qui pourront même passer comme triviaux aux yeux de certains. Je suis intimement persuadé qu'il est de plus en plus nécessaire de revenir aux fondamentaux, "back to basics", comme disent les anglophones. L'ennemi principal d'un projet, de nos jours, n'est pas tant la complication, qui n'est pas souhaitable non plus, mais le simplicisme. Arrêtons cette mode du simplicisme, de ne jurer que par le "Quick and Dirty" ou le KISS "Keep It Simple and Stupid". Nous devons penser le projet ni de façon trop simple, ni de façon compliquée, mais de façon complexe, même s'il faut reconnaitre qu'il est difficile d'extraire des modes opératoires de cette pensée.

Je vous propose de passer du paradigme "Pour faire au plus court, faisons au plus simple" à celui-ci : "Pour faire au plus court, faisons au plus clair, éclairons la complexité".

Le passé ne nous enseigne rien sur un projet complexe. La gestion des risques est essentielle. N'opposez pas risques et opportunités, joignez-les.

  • Créer un ensemble de stratégies (pas que des plans d’actions) avec des mécanismes d’alertes pour répondre aux risques et opportunités.

Projetons le projet suivant les dimensions majeures de l'acteur pour le faire agir.

  • Les points de vue et les attentes des acteurs,
  • La perspective est trans-dimensionnelle et trans-disciplinaire,
  • Le nombre de dimensions est variable pour chaque projet et durant l'évolution du projet,
  • Goniométrie des dimensions du projet.

Le choix nécessaire des représentations du projet.

  • Conceptualisation amont,
  • La flexibilité émerge de la structure,
  • Les cartes relationnelles,
  • Un, le multiple, les pourcentages (la relativité).

 

Il faut se nourrir de la complexité au lieu de la combattre…

On n’analyse pas la complexité par simplification, mais par organisation.

Penser un système fermé ⇒ Optimisation
Penser un système ouvert ⇒ Pilotage

La recherche de la complétude n’est pas nécessaire, ni même souhaitable. Vous risquez de passer du complexe au compliqué.

« Conformément à la logique de Tarski, un système sémantique ne peut pas s'expliquer totalement lui-même. Conformément au théorème de Gödel, un système formalisé complexe ne peut pas trouver en lui-même la preuve de sa validité. En bref, aucun système cognitif ne saurait se connaître exhaustivement ni se valider complètement à partir de ses propres instruments de connaissance. C'est-à-dire que le renoncement à la complétude et à l'exhaustivité est une condition de la connaissance de la connaissance. Toutefois, la logique de Tarski comme le théorème de Gödel nous disent qu'il est éventuellement possible de remédier à l'insuffisance autocognitive d'un système en constituant un méta-système qui puisse l'embrasser et le considérer comme système-objet », Edgar Morin, La méthode 3 : La connaissance de la connaissance.

Penser un projet de façon complexe.
Faites émerger votre projet à tout instant…

Passer de l’inter-face à l’inter-action et à l’inter-dépendance.

Dans un monde complexe, nous sommes perdus sans cartes à jour (d’où l’importance de représentations à jour : plans, cartes, registres, matrices…).

 

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